Sommaire
ToggleI. L’oubli
Quelle est la grande différence entre nos systèmes de mémoire et la mémoire d’un ordinateur ? C’est l’oubli !
Si nous sommes capables de mémoriser beaucoup de choses, nous en oublions également un certain nombre (ce qui est tout à fait normal, rassurez-vous). Ce dont nous avons moins conscience, c’est que nous oublions beaucoup plus vite que nous ne le pensons.
L’un des premiers scientifiques à s’intéresser à l’oubli est Hermann Ebbinghaus. A travers de nombreuses expériences de mémorisation, il a démontré que l’oubli suivait une vitesse exponentielle. Cela veut dire que pour tout apprentissage nouveau et sans piqûre de rappel, on en oublie la majeure partie en un minimum de temps et on n’en retient qu’une toute petite fraction.
On peut représenter l’oubli de tout ce qu’on apprend avec une décroissance exponentielle comme celle-ci avec une pente plus ou moins marquée.
Heureusement, certains facteurs permettent de ralentir l’oubli de façon spectaculaire, et c’est tout l’objet des travaux qui portent sur l’optimisation de l’apprentissage : contrer l’oubli par la consolidation des nouvelles connaissances. Nous avons déjà vu précédemment que l’effet test, par l’opération de récupération en mémoire, permet la consolidation. On peut comparer l’effet test à un médicament. C’est une première étape de savoir qu’on possède un médicament contre l’oubli, mais c’est mieux de savoir à quel rythme il faut le prendre. (Murre & Dros, 2015)
II. L’effet d’espacement
A. Design d’expérience
L’oubli dépend du temps. L’autre variable qui dépend du temps dans l’apprentissage, c’est la planification des révisions.
Pour voir si la planification des révisions a un effet sur l’apprentissage, le Dr Harry Bahrick, professeur de psychologie dans l’Ohio, réalise en 1979 une étude pour répondre à la question suivante : ” Est-il plus approprié d’apprendre son cours en une longue et unique séance de révision, ou le fractionner en plusieurs révisions courtes espacées dans le temps ? “
Pour répondre à cette question, Bahrick donne une liste de vocabulaire en espagnol à apprendre à des étudiants novices. Les étudiants doivent réaliser 6 révisions en alternant phases de tests et phases de correction.
La première révision commence par une phase d’apprentissage initiale. Puis toutes les autres révisions commencent par une phase de test sur la totalité du vocabulaire pour voir ce qui reste de la révision antérieure. Pendant chaque révision, les étudiants corrigent leurs erreurs puis re testent leurs erreurs puis les recorrigent plusieurs fois de suite jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’erreur. Tout le vocabulaire appris a donc été récupéré correctement 1 fois à chaque révision.
Bahrick a réparti les étudiants en 3 groupes. Ce qui différencie chaque groupe, c’est l’intervalle de temps entre chacune des révisions, appelé intervalle « inter-révision ».
Le groupe 1 n’a tout simplement aucun intervalle de temps entre les révisions, c’est-à-dire qu’il a pour consigne d’enchaîner les 6 révisions d’affilée, comme s’il faisait une seule longue révision sans aucune interruption.
Le groupe 2 a un intervalle entre les révisions d’1 jour : il doit laisser passer 1 jour entre chaque révision.
Le groupe 3 a un intervalle entre les révisions d’1 mois : il doit laisser passer 1 mois entre chaque révision.
Tous les groupes font un test final en guise d’examen un mois après leur dernière révision. La question posée par cette étude est simple : parmi les trois groupes, lequel obtient les meilleures performances à cet examen ?
Analysons ensemble :
Tout d’abord, regardons les résultats obtenus à chaque session de révisions. Lors du test initial au début de la 2e révision, le groupe 1 est de loin le plus performant et le groupe 3 est de loin le moins performant.
Pourquoi ?
Le groupe 1 vient de faire une première révision alors que la première révision du groupe 3 remonte à 1 mois. C’est donc logique que le groupe 3 ait oublié beaucoup plus d’informations. Et quelles sont les performances sur les tests successifs au fil des révisions ?
Le groupe 1 a toujours de très bonnes performances et le groupe 3 a toujours les pires performances, le groupe 2 se situe entre les 2.
Lors du test du début de la 6e séance, on voit clairement que plus l’intervalle entre les révisions est court, plus les performances sont élevées, ce qui montre que raccourcir le délai entre les révisions fait plus rapidement monter en expertise.
Les résultats de cette étude sont à l’image de ce que nous avons tous déjà vécu en tant qu’apprenant.
Je suppose que nous avons déjà tous eu cette sensation de nous plonger intensément dans un sujet jusqu’à le maîtriser, quitte à y passer 6 heures d’affilée. Cette façon de travailler semble être la meilleure lorsqu’il s’agit de développer rapidement une expertise. Mais cette expertise est-elle durable ?
Rappelons nos 3 groupes 30 jours plus tard et re testons-les. Quelles sont leurs performances ?
Eh bien elles se sont complètement inversées. Le groupe 3, qui avait les pires résultats depuis le début, qui était donc le plus en difficulté, est devenu le meilleur des groupes. Alors que le groupe 1 qui était le meilleur jusqu’à présent, est devenu le moins bon.
Ceci montre que les résultats intermédiaires prédisent moins bien les performances futures que la planification des révisions. (Bahrick, 1979)
C. Interprétation
Nous avons vu qu’enchaîner les révisions permet d’éviter l’oubli entre 2 révisions et de monter rapidement en compétence, mais cette compétence n’est pas durable et s’oublie rapidement.
A l’inverse, espacer les révisions semble ralentir la montée en compétence mais chaque révision espacée a un effet stabilisant sur la mémoire, et plus l’espacement est grand, plus la stabilisation est importante. Cette loi est appelée l’effet d’espacement. Plutôt que faire de grandes révisions qui ne consolident pas l’apprentissage, il vaut mieux fractionner son temps de travail en plusieurs piqûres de rappel courtes et espacées dans le temps, et accepter d’avoir de moins bonnes performances intermédiaires. Le gain à long terme est bien plus important.
III. Généralisation
C’est un effet vraiment universel qu’on retrouve dans de très nombreux travaux de recherche. En 2006, l’équipe du Dr Cepeda a réalisé une revue de la littérature recensant 254 expériences impliquant au total 14 000 participants. Les résultats montrent qu’avec le même temps de travail, on peut s’attendre à doubler ses performances d’apprentissage.
Ces nombreux travaux scientifiques ont permis de conclure que l’effet d’espacement fonctionne chez tout le monde. Il a été testé depuis le plus jeune âge, par exemple pour apprendre des mots ou à reconnaître des images, jusqu’aux personnes âgées, en passant par les dyslexiques et les victimes d’atteintes neurologiques.
Il a également été testé et validé pour toute sorte d’apprentissages : les apprentissages scolaires à tout niveau, de l’apprentissage de vocabulaire en langues à l’exercice de la chirurgie, en passant par les mathématiques, l’histoire, la biologie et le marketing.
Il a également fait ses preuves dans les activités extra-scolaires, comme le basketball, la gymnastique ou la musique. (Cepeda et al., 2006)
IV. Mécanisme
Le concept de trace mnésique permet d’illustrer ce qui se passe dans notre cerveau. Chaque révision y laisse une trace comparable à la trace qu’on pourrait faire en traversant un champ. Lorsque la trace est fraîche, on peut retrouver son chemin, mais avec le temps, la trace disparaît. Ça correspond à la courbe de l’oubli. Par contre, si on emprunte régulièrement le même chemin, la trace devient de plus en plus durable jusqu’à devenir quasiment indélébile : c’est la consolidation de l’apprentissage.
Les traces laissées par les révisions espacées sont observables grâce à l’imagerie cérébrale. On peut voir que lorsqu’on fait des révisions espacées, de nouvelles voies neuronales sont tracées et qu’elles permettent un accès plus rapide à l’information. Ceci suppose des modifications à l’échelle du neurone que seul l’entraînement répété dans le temps peut créer. (Takashima et al., 2007)
Les révisions espacées à base de tests sont à la mémoire ce que les séances de musculation sont pour les muscles : les contraintes régulières nécessaires à l’adaptation recherchée.
N’oubliez Jamais
- Concentrer son travail permet de monter rapidement en compétences mais à très court terme et créé l’illusion de l’apprentissage
- Ce sont les piqûres de rappel étalées dans le temps qui permettent de consolider ses apprentissages
- Les piqûres de rappel donnent l’impression de progresser moins vite. Les preuves démontrent qu’en fait on apprend plus pour la même quantité de travail.
Bibliographie
Bahrick, H. P. (1979). Maintenance of knowledge : Questions about memory we forgot to ask. Journal of Experimental Psychology: General, 108(3), 296‑308. https://doi.org/10.1037/0096-3445.108.3.296
Cepeda, N. J., Pashler, H., Vul, E., Wixted, J. T., & Rohrer, D. (2006). Distributed practice in verbal recall tasks : A review and quantitative synthesis. Psychological bulletin, 132(3), 354.
Murre, J. M. J., & Dros, J. (2015). Replication and Analysis of Ebbinghaus’ Forgetting Curve. PloS One, 10(7), e0120644. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0120644
Takashima, A., Nieuwenhuis, I. L. C., Rijpkema, M., Petersson, K. M., Jensen, O., & Fernández, G. (2007). Memory trace stabilization leads to large-scale changes in the retrieval network : A functional MRI study on associative memory. Learning & Memory, 14(7), 472‑479. https://doi.org/10.1101/lm.605607