D’où vient notre sens de la déduction ?

1. L’improbable

Voici un problème mathématique simple : nous avons trois jouets girafe et un jouet grenouille dans une boîte dont on connaît le contenu. Puis nous masquons le contenu de la boîte et nous piochons un jouet au hasard. Quel évènement est le plus improbable ? De piocher une girafe ou une grenouille ? Une grenouille. Bravo !

A partir de quel âge sommes-nous capables de résoudre ce type de problème ? Lucas Bonati a démontré qu’un bébé de 12 mois était capable de traiter ce problème de probabilité. Comment ? En faisant l’expérience devant l’enfant et en mesurant son temps de regard sur le jouet pioché. Le temps durant lequel l’enfant reste « scotché » à regarder le jouet permet de mesurer combien l’évènement lui paraît surprenant. Eh bien ce temps de surprise, révélé par le regard de l’enfant, reflète la probabilité, ou plutôt l’improbabilité de l’évènement « je pioche une grenouille ». C’est comme ça qu’on a compris que le Système 1 de l’enfant calcule la probabilité de ce type d’évènement.

Ainsi, de très nombreuses expériences de ce type réalisées depuis les années 2000 ont permis de conclure que dès 8 mois, l’enfant possède une perception des quantités, qu’il est capable de calculs probabilistes, ce qui lui permet de percevoir l’improbabilité d’un évènement rare.

2. S’imaginer ce qu’on ne voit pas : théories et hypothèses

Mais le bébé serait-il capable de résoudre le problème inverse ? Au lieu de calculer la probabilité de ce qui sort de la boîte selon ce qu’il y a dedans, calculer la probabilité de ce que contient la boîte en fonction de ce qui en sort. Par exemple, si on tire trois girafes et une grenouille d’une boîte dont on ne voit pas le contenu, que pouvons-nous déduire du contenu de la boîte ? Ce type de problème mathématique se résout grâce à un modèle de résolution de problème appelé inférence bayésienne. Quand on réalise un certain nombre d’observations, par exemple tirer des jouets dans une boîte à plusieurs reprises, on peut faire des hypothèses sur le contenu de la boîte, et certaines hypothèses nous paraîtront plus crédibles que d’autres. Dans notre exemple, nous pouvons dire qu’il est plus plausible que la boîte contienne plus de girafes que de grenouilles ; car sur les 4 tirages successifs, 3 girafes sont sorties.

about:blank

Eh bien à nouveau, si après ces 4 tirages l’enfant découvre que la boîte contient surtout des grenouilles et peu de girafes, il reste ébahi devant cette découverte. Pour un même tirage, si on fait varier le contenu de la boîte, on observe le temps de regard du bébé sur la boîte puis les relations de probabilité entre tirages et contenus. Ces expériences ont été réalisées chez le bébé de 8 mois. On en conclut qu’il est capable de s’imaginer le contenu de la boîte de jouets sans l’avoir vu, simplement à partir des tirages réalisés devant lui.

Expériences 1 & 2 : voir https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2012-01-10-09h30.htm

3. Comprendre l’intention des autres

Allons plus loin. Le très jeune enfant serait-il capable de comprendre que la cause d’un tirage improbable serait l’intention de l’expérimentateur ?

Étape 1

Reprenons notre boîte avec trois jouets girafe et un jouet grenouille. Cette fois-ci, l’expérimentateur va réaliser un tirage improbable dans la boîte : il va prendre une grenouille. Deux conditions sont comparées. Dans la première condition, l’expérimentateur ne regarde pas le contenu de la boîte lorsqu’il réalise le tirage, et dans la seconde condition réalisée devant d’autres enfants, l’expérimentateur regarde le contenu de la boîte lorsqu’il effectue le tirage. Ensuite, dans les deux conditions, l’expérimentateur sort de la pièce puis revient, se dirige vers l’enfant et tend la main vers lui.

Étape 2

On a laissé à la portée de l’enfant un exemplaire de chaque jouet : une girafe et une grenouille. Eh bien, lorsque l’expérimentateur a réalisé un tirage improbable en regardant le contenu de la boîte, l’enfant lui tend plus souvent le jouet effectivement sorti de la boîte par l’expérimentateur ; dans ce cas une grenouille. Ce n’est pas le cas lorsque l’expérimentateur pioche sans regarder le contenu de la boîte. Pourquoi ? Pour s’expliquer l’évènement improbable, l’enfant fait l’hypothèse que l’expérimentateur est plus intéressé par les grenouilles que par les girafes. Il a été montré que cette capacité de déduction des intentions des autres est présente chez les enfants dès 16 mois.

Étape 3

about:blank

about:blank

A 16 mois, l’enfant est capable de comprendre que les autres ont leurs intentions propres, distinctes des siennes. Nous n’allons pas plus nous étendre sur d’autres expériences, vous trouverez des liens sous cette vidéo pour en savoir plus à ce sujet.

Ce qui ressort de ces études, c’est que nous ne percevons plus le bébé comme un organisme immature pour comprendre le monde. La théorie dominante actuelle, qu’on nomme révolution bayésienne, c’est que dès la naissance, le bébé développe des modèles mentaux sur le fonctionnement du monde à partir de ses observations.  Il est très rapidement capable d’émettre des hypothèses, des théories et de réaliser des expériences pour tester, valider ou invalider ses hypothèses. Pour cette raison, on compare le bébé à un scientifique ou à un détective. Nous conservons ces fondements cognitifs en nous toute notre vie dans notre Système 1.

Pour en savoir plus, vous pouvez visualiser librement le cours de Stanislas Dehaene au Collège de France dédié à ce sujet : https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2013-01-08-09h30.htm.

4. Faire évoluer sa vision du monde

Ce processus de déduction, grâce au modèle d’inférence bayésienne, va très loin. Il semble intimement lié à la structure de notre cortex cérébral et guide également le développement de nos perceptions, du langage et de la plupart de nos fonctions cognitives. Nous allons vite voir comment ce modèle permet de comprendre également ce qui se passe dans le cerveau de l’expert dans un domaine précis. Mais avant, arrêtons-nous un peu plus en détail pour voir comment fonctionne ce modèle mathématique bayésien. Prenons un exemple.

Ma petite sœur n’arrête pas de tousser. Que se passe-t-il ? A-t-elle la gastro, la grippe, un cancer des poumons ?

Je viens de partir d’une observation à partir de laquelle je formule des hypothèses. Ces hypothèses vont me paraître plus ou moins plausibles selon les modèles mentaux que j’ai en mémoire. C’est ce que nous appelons l’a priori. A priori, la grippe est plus fréquente que le cancer des poumons, et la toux est un symptôme plus fréquent dans la grippe que dans la gastro. Il est donc plus plausible qu’elle ait la grippe plutôt que la gastro ou un cancer des poumons.

Oh mince ! Le docteur m’a dit qu’elle avait la COVID, nouvelle maladie qui vient de faire son apparition. Eh bien cette nouvelle observation va venir modifier mes a priori sur les hypothèses explicatives de la toux. Si j’entends à nouveau une personne tousser comme ça, l’hypothèse de la COVID viendra concurrencer l’hypothèse de la grippe.

Le modèle logico-mathématique de l’inférence bayésienne permet d’expliquer la plausibilité relative des hypothèses qu’on a en concurrence ainsi que l’évolution de ces modèles et des théories qui les sous-tendent.

about:blank

about:blank

Pour mieux comprendre les statistiques bayésiennes, voir https://youtu.be/x-2uVNze56s

N’oubliez Jamais que

  • Dès la naissance, nous développons des modèles mentaux pour interpréter le monde
  • L’interprétation du monde par le cerveau semble s’aligner sur un modèle mathématique : l’inférence bayésienne
  • A partir de cette base, nous faisons toutes nos déductions : les mécanismes de cause à effet, les intentions des individus, la probabilité des évènements, …
  • Une partie de ces déductions est complètement automatisée par le cerveau et explique la perception, le langage et les intuitions

Bibliographie

  • Xu, F., & Garcia, V. (2008). Intuitive statistics by 8-month-old infants. Proc Natl Acad Sci U S A, 105(13), 5012-5015.
  • Gweon, H., & Schulz, L. (2011). 16-month-olds rationally infer causes of failed actions. Science, 332(6037), 1524.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *